Ecran Large est de retour sur la Croisette pour le Festival de Cannes 2025. Et c’est l’heure de parler d’Scarlett Johansson, dont le sujet s’avère assez inattendu.
On est tous méfiants quand des comédiens ent à la mise en scène. Entre le caprice de star et l’autel à sa propre gloire, l’exercice flirte souvent avec la crise d’ego. Cela ne veut pas dire pour autant qu’une telle démarche est forcément mauvaise ou sans intérêt, comme le prouve ce Festival de Cannes 2025, qui propose pas moins de trois premiers longs-métrages réalisés par des acteurs. Aux côtés de The Chronology of Water de Kristen Stewart (qu’on n’a pas vu) et Urchin d’Harris Dickinson (qu’on a trouvé réussi), Eleanor the Great permet à Scarlett Johansson de er derrière la caméra dans la sélection Un certain regard.
Depuis plusieurs années, l’actrice de Lost in Translation et de Black Widow est devenue une productrice affirmée au travers de sa société These Pictures (voir la vidéo ci-dessous). C’est d’ailleurs grâce à cette structure qu’elle a pu er à la réalisation, pour raconter l’histoire émouvante d’une nonagénaire de retour dans son New York natal après la mort de sa meilleure amie. Mais ça, c’est le point de départ… Attention, il y a des spoilers inévitables sur le concept du film, jusque-là gardé sous silence.
Scarlett the Promising
De quoi ça parle ? Eleanor Morgenstein, 94 ans, tente de reconstruire sa vie après la mort de sa meilleure amie. Elle retourne à New York après avoir vécu en Floride pendant des décennies.
Et ça vaut quoi ? A première vue, Eleanor the Great a tout de mélo larmoyant et facile, doublé d’une certaine idée du film indépendant new-yorkais. Plans fixes en courte focale sur les buildings, ratio en 1.85 pour faire des corps la priorité de l’image, découpage efficace bien que scolaire où le dialogue prend beaucoup de place… on est dans l’éternel héritage de Woody Allen, que Scarlett Johansson s’approprie sans pour autant chercher à réinventer la roue.

Sans grande surprise, la première incursion de l’actrice derrière la caméra débute comme un joli film d’acteurs. June Squibb (vue dans les séries Shameless et Good Girls) rayonne dès les premières secondes en mamie grinçante, à la fois adorable et autoritaire. Johansson s’attarde sur ce qu’il faut : un corps ralenti par l’âge mais encore plein d’énergie, un poids du é qui se lit sur le visage, et surtout une amitié indéfectible entre Eleanor et Bessie, colocataires depuis plus d’une décennie après la mort de leur mari respectif.
Au travers d’un raccord d’une simplicité désarmante, la disparition de Bessie fait ressentir un vide terrible, qui pousse Eleanor vers ses racines new-yorkaises et juives. On aurait pu s’attendre à une sorte d’énième coming of age gériatrique, mais le long-métrage opère une bascule inattendue qui fait tout son sel, et qu’il est nécessaire de déflorer ici.

Alors qu’elle se retrouve par hasard dans un groupe de parole d’un centre culturel juif, Eleanor se met à raconter son histoire de rescapée de la Shoah… qui s’avère être un mensonge. Ou du moins pas tout à fait, puisqu’elle s’accapare le récit bouleversant de Bessie, survivante d’Auschwitz qui a perdu toute sa famille dans les camps.
Évidemment, la présence sur place d’une jeune journaliste (Erin Kellyman) va déclencher une spirale du mensonge incontrôlable, mais plutôt que de s’inquiéter pour cette épée de Damoclès, le scénario de Tory Kamen s’intéresse aux répercussions positives de cet acte en apparence indécent. Une amitié intergénérationnelle émerge entre Eleanor et Nina (la jeune journaliste), elle aussi fraîchement endeuillée par la mort de sa mère. Le silence pesant de la tristesse laisse place au dialogue et à la catharsis des sentiments, et Eleanor a l’occasion de partager le témoignage de Bessie, de reprendre ses mots et l’expérience de son traumatisme.

Le film est d’ailleurs à son meilleur lorsqu’il alterne entre les véritables paroles de Bessie et leur retranscription « performative » par sa meilleure amie. Bien sûr, Eleanor the Great interroge l’éthique discutable de cette usurpation d’identité, bien que Scarlett Johansson tire de ce sujet ô combien risqué un drame bardé de bons sentiments et finalement assez sage. Pour autant, on lui reconnaîtra la délicatesse de son approche, dévouée à ses personnages et à une peine que sa caméra sonde à chaque instant.
Sans jamais essayer de rationaliser les actions de sa protagoniste, la réalisatrice essaie néanmoins de comprendre ce partage touchant d’une mémoire dépossédée et repossédée, nous renvoyant au age sa profonde valeur à l’heure où les derniers rescapés de la Shoah décèdent. Le film dans son ensemble aurait pu instrumentaliser son point de départ loufoque. Il en fait au contraire le catalyseur de nos maux actuels : comment peut-on comprendre et appréhender l’horreur de l’Holocauste quand le rapport au deuil demeure toujours aussi tabou dans nos sociétés occidentales ? Une belle question, pour un beau premier film.
Et ça sort quand ? Eleanor the Great n’a pas encore de date de sortie française.