Films

La pépite qu’on aurait tous vue si Titanic n’existait pas

Par Geoffrey Fouillet
9 septembre 2023
MAJ : 11 septembre 2023
La Légende du pianiste sur l'océan : La pépite qu'on aurait tous vue si Titanic n'existait pas

Giuseppe Tornatore

Il n'aura échappé à personne qu'un célèbre paquebot a refait magistralement surface sur les écrans du monde entier peu avant l'entrée dans le nouveau millénaire. Oui, on parle bien sûr de Titanic. Toujours est-il qu'à la même époque, une autre grande aventure maritime située au début du siècle dernier se retrouvait éclipsée par le mastodonte de James Cameron. Mais quel film ne l'aurait pas été ?

Un triste hasard du calendrier qui a donc valu à La Légende du pianiste sur l'océan de sombrer presque aussitôt dans l'oubli, alors même que son réalisateur, Giuseppe Tornatore, s'était fait connaître à l'international avec le multi-récompensé Cinema Paradiso. Après tout, l'erreur est humaine et avoir snobé un aussi joli film en est une de taille, d'autant qu'il s'agit sans doute d'un des portraits d'artiste les plus hors-normes vus au cinéma.

 

La Légende du pianiste sur l'océan : photo, Tim RothAppelez-le "1900" (oui, c'est son petit surnom)

 

LA MER PATRIE

Ce qui étonne de prime abord, c'est de savoir que La Légende du pianiste sur l'océan ne tire pas son origine d'un roman-fleuve, mais d'un monologue théâtral écrit par Alessandro Barrico, intitulé Novecento : Pianiste. Une forme à priori minimaliste sur le papier qui, sous l'oeil de Tornatore, devient bel et bien romanesque (et le budget rachitique de 9 millions de dollars n'a rien à voir là-dedans). À la mode des fresques hollywoodiennes de l'époque, parmi lesquelles Forrest Gump, une voix off sert à lier petite et grande histoire.

D'un côté, un enfant, baptisé "1900" en raison de son année de naissance, vient au monde sur le SS Virginian, adopté par un des membres d'équipage, et se découvre un talent inouï en tant que pianiste. De l'autre, le paquebot sur lequel il est né prend part à l'immigration européenne vers les États-Unis et devient l'instrument de mouvements de population sans précédent. Une opposition que le film ne va cesser d'entretenir en décrivant l'immobilisme du héros, incapable de quitter le navire, face au flux constant de agers, en transit entre deux continents, entre deux vies.

 

La Légende du pianiste sur l'océan : photoIls attendent simplement que quelqu'un crie : "America !"

 

La très belle idée du film, qui n'est pas sans rappeler celle du récent Room avec Brie Larson, est de quadriller l'espace vital du protagoniste, de sorte que son monde soit circonscrit à un périmètre réduit, en l'occurrence entre la proue et la poupe du bateau. Et si les lieux ne changent pas, les visiteurs, eux, oui. D'où un sentiment d'éternel recommencement alors que le héros, lui, continue de tracer son chemin, chaque traversée du SS Virginian semblant correspondre à un nouveau cap franchi.

Quand "1900" rencontre le saxophoniste et narrateur du film Max Tooney (Pruitt Taylor Vince), le jazzman Jelly Roll Morton ou cette jeune femme au teint diaphane (Mélanie Thierry), il expérimente les étapes clés par lesquelles e tout à chacun : l'amitié, l'adversité, l'amour. Et à ce compte-là, Tim Roth est le choix de casting parfait, incarnant aussi bien le dandy frétillant au début que le loup de mer las et solitaire dans le dernier tiers.

 

La Légende du pianiste sur l'océan : photo, Tim Roth, Pruitt Taylor VinceComme un petit air de ressemblance avec Laurel et Hardy

 

VIRTUOSE ANONYME

Au-delà de la majesté "classique" avec laquelle Tornatore raconte cette histoire, on se surprend plus d'une fois à évoluer en coulisses, dans les étages inférieurs, plutôt que sur le devant de la scène, au niveau du pont supérieur. De cette simple topographie, le réalisateur réussit à explorer plus en profondeur le paradoxe intime de son héros, tiraillé entre son rejet du monde extérieur, autrement dit les agers qu'il croise, et l'envie de s'y confronter.

Pour autant, à l'inverse de beaucoup de biopics académiques (qu'il s'agisse d'une pure fiction ici n'y change rien), La Légende du pianiste sur l'océan dépeint le génie de son héros sur un mode avant tout mineur, et la partition douce-amère d'Ennio Morricone, récompensée du Golden Globe de la meilleure musique de film, enfonce le clou. Alors oui, "1900" aime briller en public, et certaines idées de mise en scène sont là pour le rappeler, comme lorsque ses mains se dédoublent sur le piano (et c'est un peu Mozart qui fusionne avec Flash à ce moment-là), mais on retient davantage les moments où il joue seul ou en petit comité.

 

La Légende du pianiste sur l'océan : photo, Tim Roth"Bravissimo !"

 

C'est là que s'épanouit la tonalité introspective du film, et l'on pourrait même dire sa dimension quasi spectrale. Un peu à la façon du Fantôme de l'opéra, le récit décrit moins un personnage acteur que spectateur de son destin. Il est celui qui observe à distance et ne se mêle que très occasionnellement aux réjouissances, quand il ne disparaît pas tout simplement derrière son chapeau et un large imperméable noir, notamment lors de cette magnifique scène où il descend dans les cales pour contempler sa belle (Mélanie Thierry, encore) en train de dormir.

Curieusement, on pourrait assimiler le héros à un "eur", comme Charon conduisant les âmes sur sa barque dans la mythologie grecque, à ceci près qu'on se trouve sur un paquebot dans le cas présent et que l'Océan Atlantique a remplacé le Styx. Cette symbolique vaguement mortifère se cristallise aussi dans le devenir "épave" du SS Virginian, et en cela, le film de Tornatore renvoie effectivement à Titanic, montrant le navire vide et en piteux état à travers le point de vue de Max, le narrateur.

 

La Légende du pianiste sur l'océan : photo, Pruitt Taylor VinceCe n'est vraiment plus ce que c'était !

 

SHOW MUST GO ON

Malgré la portée tragique du film, qui éclate dans l'une des dernières tirades du héros : "La terre, c'est un bateau trop grand pour moi, une femme bien trop belle, un voyage bien trop long, un parfum bien trop fort, c'est une musique que je ne sais pas jouer", il reste cette irrésistible ion pour le piano. Grâce à elle, "1900" laisse exprimer sa part la plus fantaisiste, et autant dire qu'on nage parfois en pleine rêverie.

Que le film ait été vendu comme une fable n'a alors rien d'une coïncidence, tant Tornatore fait de son personnage principal un chef d'orchestre qui tient davantage du magicien que du simple musicien. Lorsqu'une tempête agite le bateau et fait tanguer le mobilier, le héros en profite justement pour valser avec son piano au gré de la houle. De même, quand il invente un é de toutes pièces à certains agers, il improvise une mélodie pour chacun d'eux de façon à les instrumentaliser à son tour.

 

La Légende du pianiste sur l'océan : photo, Tim RothMaestro un jour, maestro toujours

 

En définitive, le réalisateur redit à quel point il faut continuer de célébrer la vie comme une symphonie, et surtout comme un défi. Tout y est un appel à se transcender : les morceaux de bravoure du film, dont un duel central épique entre "1900" et le jazzman Jelly Roll Morton, sont là pour en témoigner et nous régaler au age.

Mais plus encore que la performance, l'important est de savourer et in fine de réussir à entendre cette fameuse "voix de la mer", mentionnée au détour d'une conversation. Et pour y parvenir, peut-être que la musique doit céder la place au silence l'espace d'un instant. C'est tout le brio et l'intelligence d'un film qui sait jouer sur deux tableaux en permanence, entre la clameur et le calme, la vie et la mort. Croyez-nous, cela ne se produit pas tous les jours.

 

La Légende du pianiste sur l'océan : photo, Tim Roth, Mélanie ThierryCe n'est qu'un au revoir (ou pas)

 

La Légende du pianiste sur l'océan reste donc un échec public à la hauteur de son ambition. Tant pis, on ne manquera pas une seule occasion de le réhabiliter à sa juste valeur. Et Tornatore le mérite lui aussi au titre de toute son œuvre, remplie de pépites trop méconnues, The Best Offer en tête, surtout lorsqu'elles sont sublimées par le grand Morricone, son compositeur attitré.

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captp
captp
il y a 1 année

Alessandro Baricco à une patte unique. Poétique,sensible ,absurde et drôle ,ses 1er livres sont des chefs d’œuvres. (Océan mer en est en tout cas indiscutablement un).
La légende du pianiste réussi à faire ressortir des qualités de novecento pianiste même si le côté intimiste s’y perd fatalement.un beau film à voir avant de lire le très court livre.
Ah ! Au fait ,Alessandro Baricco est génial ,lisez ocean mer, soie et city :)))

Laid
Laid
il y a 1 année

Petit bijou en effet .