Lorsque Klute.
En 1992, alors qu'il sort tout juste de sa très douloureuse première expérience à la réalisation d'un long-métrage (Alien 3), David Fincher est épuisé. Inquiet pour le futur de sa carrière et pas franchement emballé à l'idée de signer un nouveau film, le cinéaste reçoit finalement le scénario d'un étonnant polar, écrit par Andrew Kevin Walker (8mm, Sleepy Hollow, La Légende du cavalier sans tête).
Peu attiré par les premières pages du scénario, très typées buddy movie (ce genre de films où deux flics que tout oppose doivent collaborer), David Fincher est finalement absorbé par la noirceur de ce qui deviendra Seven. Le cinéaste y voit même l'occasion de réaliser le prolongement d'un de ses films de chevet, l'immense Klute, avec Alan J. Pakula, le grand maître du thriller politique et parano.
Noir c’est noir
Deuxième film de son cinéaste, après une comédie romantique portée par Liza Minnelli (Pookie, 1969), Klute est également la première collaboration entre Alan Pakula et son chef opérateur fétiche, Gordon Willis. De cette coopération sur les plus grands films du réalisateur (À cause d'un assassinat, Les Hommes du président) va naître une esthétique toute particulière qui restera associée à la carrière du cinéaste, certes, mais aussi à toute une partie du cinéma paranoïaque des années 70.
Et pour cause, son travail sur l'obscurité et sur les lumières contrastées vaudra à Gordon Willis (également le directeur de la photographie de la trilogie Le Parrain) d'être renommé dans le milieu le "prince des ténèbres". Or, avec ses puissants clairs-obscurs et ses cadres asphyxiants, Klute sonne comme le manifeste et représentant d'un projet esthétique formellement assez dingue, qui deviendra source d'inspiration pour bon nombre de cinéastes, dont David Fincher.
En témoigne cette séquence, qui intervient dans la première moitié du film, où le personnage joué par Donald Sutherland inspecte l'immeuble de Jane Fonda, à la recherche d'un intrus :
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Jeux d'ombres, spatialisation floutée et surgissements de lumière : si Klute est un film, de façon générale, baigné dans une esthétique sombre et contrastée, cette séquence pousse cette idée à un niveau de radicalité proche de l'abstraction. Dans certains plans de l'extrait, l'immersion dans l'obscurité est telle que le spectateur peine ne serait-ce qu'à situer son regard dans le cadre et à cerner ce qu'il doit y voir.
L'aspect parfaitement irréel qui découle de ce dispositif esthétique (renforcé par la géniale musique composée par Michael Small) n'a d'ailleurs pas laissé insensible David Fincher lors de la fabrication de Seven. En effet, le cinéaste a imposé le visionnage de Klute à toute une partie de son équipe, notamment à son chef opérateur, Arthur Max.
"Faisons notre Klute, mais sans le happy end", disait David Fincher à son producteur, au moment de se lancer dans la création du film. Et pour cause, une grande partie du programme esthétique de Seven n'est pas sans faire écho à la noirceur visuelle de Klute, notamment dans cette idée de "rendre la profondeur des ténèbres, la profondeur de l'obscurité", comme en parle Darius Khondji dans les bonus Blu-ray de Seven.
Par ailleurs, le chef opérateur de Delicatessen et de The Lost City of Z a usé de différentes techniques pour aboutir au résultat que l'on connait. Citons, notamment, la Silver retention, également appelée Bleach by , qui consiste à supprimer l'étape de blanchiment de la pellicule lors de son développement, de façon à obtenir des couleurs désaturées, des noirs plus profonds et des blancs plus laiteux.
En résulte une image très contrastée, aux noirs et aux blancs puissants, stimulés par l'utilisation régulière d'une source lumineuse unique qui jure avec la norme hollywoodienne de l'éclairage en trois points (lumière clé, lumière de remplissage et contre-jour). En témoigne la scène où les inspecteurs Mills et Somerset découvrent le cadavre de la gourmandise, où l'obscurité de la pièce est presque uniquement sculptée par la lumière des lampes torches des personnages.
Les Sept jours du Condor
Ainsi, l'ambition plastique de Seven n'est pas sans rappeler la radicalité de Klute. Mais l'influence d'Alan Pakula sur le cinéma de David Fincher ne s'arrête pas là. Petite recontextualisation : dans la première partie des années 70, une vague de méfiance envers ses propres institutions touche la population américaine.
Nous sommes au lendemain d'assassinats politiques non résolus (notamment celui de John Fitzgerald Kennedy, en 1963), à la fin de la controversée guerre du Vietnam (qui s'étendra jusqu'en 1975) et à la veille de la monumentale crise du Watergate (en 1972, qui débouchera sur la démission du président américain Richard Nixon en 1974). Ces évènements historiques ont alors exalté une importante perte de confiance des Américains envers leur gouvernement.
Une remise en question qui a stimulé un sous-genre bien spécifique du thriller en outre-Atlantique, sensible à la paranoïa palpable qui traversait les années 70 : le film de complot (Complot à Dallas, 1973, Conversation secrète, 1974, Les Trois jours du Condor, 1975). Par ailleurs, avec trois de ses plus grands films, Klute, À cause d’un assassinat et Les Hommes du président, Alan J. Pakula a plus que participé à ce mouvement général puisqu'il en a installé et définitivement ancré une bonne partie des codes dans l'histoire du cinéma.
Klute en est, dès 1971, un éclatant exemple. Un homme d'affaires fortuné qui tire, dans l'ombre, les ficelles d'un obscur complot, une esthétique sombre à la lisière du fantastique, l'omniprésence du motif de la surveillance, la frontière floutée entre le bien et le mal, ainsi que l'attention toute particulière portée aux instruments d'espionnage de l'époque (micros, photographies, bandes magnétiques) : Klute déploie toute une partie de l'imaginaire caractéristique des films de paranoïa des années 70.
Des motifs que ne manquera pas de se réapproprier David Fincher au moment de réaliser Seven : avocat véreux, surveillance du FBI, pots-de-vin, violences policières, outils d'espionnage et, évidemment, un antagoniste qui tire les ficelles du récit dans l'ombre. Ainsi, David Fincher et Andrew Kevin Walker semblent jouer, de façon plus ou moins appuyée, avec une matière de cinéma bien spécifique.
Ces films qui donnent envie de déménager
En témoigne ne serait-ce que la mise en scène de la ville dans Seven, où la pluie constante et l'architecture oppressante de cette mystérieuse (et jamais nommée) cité n'est pas sans faire écho au New York labyrinthique et menaçant de Klute. S'ils utilisent des outils de mise en scène et de direction artistique distincts, les deux films partagent ainsi une même méfiance pour un monde urbain étouffant et inquiétant, dans les deux cas associé à un enfer dans lequel se perdent spectateurs et personnages.
Par ailleurs, avec ses protagonistes baladés dans de labyrinthiques intrigues à tiroirs, ses valeurs morales floutées et sa désillusion des institutions américaines, le film de complot des années 70 met en scène une perte totale de repère pour l'américain moyen. Un sentiment d'égarement que l'on retrouve chez David Fincher et dans le scénario d'Andrew Kevin Walker, notamment avec cette inarrêtable et incompréhensible violence qui semble contaminer toutes les strates de la société représentée dans Seven.
The John Doe Identity
Et elle semble être là, la grande rupture entre le cinéma matriciel de Pakula et le véritable projet de Fincher et de son équipe. Pour rappel, dans Klute, comme dans les plus grands thrillers paranos des années 70, le complot est orchestré par un homme d'affaires richissime qui gère ses propres intérêts dans l'ombre, sans éveiller les soupçons du reste de la population.
Dans Klute, si le mal est encore personnifié par un antagoniste défini (ce qui ne sera plus le cas dans À cause d'un assassinat ou Les Hommes du président), sa source reste tout de même insaisissable et lointaine. Chez Pakula, le mal vient d'en haut, de façon d'ailleurs très littérale puisque Peter Cable est souvent dissimulé dans son bureau, au sommet d'un gratte-ciel en plein milieu de New York.
Un ennemi, en somme, bien différent de celui de Seven, où l'antagoniste est un quidam de classe moyenne qui décide d'assassiner ses congénères. À la menace verticale et surplombante de chez Pakula (souvent le gouvernement et/ou une grande entreprise privée), David Fincher et Andrew Kevin Walker ont préféré un mal limitrophe aux protagonistes.
Dans Seven, John Doe n'a pas d'identité (jusqu'à son nom, donné, hors fiction, aux cadavres non identifiés dans les morgues américaines). Durant toute une partie du film, il se fond dans le décor, au point de réussir à prendre en photo le personnage de Brad Pitt, sans que celui-ci s'en aperçoive. John Doe est partout, il est tout le monde.
Là où dans Klute, le mal contamine progressivement et discrètement l'existence des protagonistes, dans Seven, il a complètement imprégné chaque aspect de leur vie, jusqu'à en devenir quotidien. Outre la direction artistique poisseuse et la violence constante qui irrigue chaque recoin de la cité, le mal semble avoir infecté la vie des individus jusqu'à leur mobilier, puisque l'on retrouvera volontiers des indices laissés par Doe derrière un réfrigérateur et derrière un tableau retourné.
En somme, le mal est partout. En ce sens, en plus de sonner comme une suite spirituelle au Klute de Pakula, Seven en devient presque le miroir. Dans le film avec Donald Sutherland, le cinéaste suit la descente aux enfers de son protagoniste dans les méandres d'un New York, parasité par le vice, la pauvreté et la violence. Le long-métrage s'ouvre sur un repas chaleureux et lumineux dans une luxueuse maison loin du centre-ville, et se conclut sur un climax dans un immeuble lugubre où le visage des personnages est devenu difficilement discernable.
De son côté, Seven s'ouvre sur une scène de crime dans un sombre appartement en milieu urbain, et se conclut en plein soleil, dans un désert (presque) complètement dégagé. D'un côté, Pakula accompagne son spectateur dans un voyage vers les ténèbres, de l'autre, Fincher essaie de l'en faire sortir. La grande beauté mélancolique de la filiation entre ces deux films réside alors d'autant plus dans le constat déprimant qu'en plus de 20 ans, rien n'a changé : du plein cœur de la ville, au désert américain, le mal est partout, et la mort aussi.
"Quand tu regardes l'abîme..."
Sorte de Klute des années 90, Seven sonne donc comme une forme de réactualisation de l'imaginaire et des motifs chers au cinéma parano des années 70, et en particulier à la filmographie d'Alan Pakula. Des obsessions qui ont traversé, par la suite, toute une partie de la carrière de David Fincher, aussi bien à travers les multiples manipulations de la CRS dans The Game, qu'avec les machinations du projet chaos du bien connu Fight Club.
Néanmoins, la déclaration d'amour ultime du cinéaste à ce courant de l'histoire du cinéma restera sans doute celle de son chef-d'œuvre Zodiac, qui en 2007, redessinait la trajectoire du Nouvel Hollywood en filant la métaphore de l'obsédante enquête du tueur du Zodiaque.
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Vu récemment à la cinémathèque , je n’avait jamais entendu parlé de ce film qui est pourtant une bombe. On comprend pourquoi Jane Fonda est devenu une icône. Le couple quelle forme avec Donald Sutherland est tellement cute , voir Klute.
8/10