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Breakfast on Pluto : après Entretien avec un vampire, l’autre film qui te fera douter de ta sexualité

Par Axelle Vacher
12 février 2023
MAJ : 24 mai 2024
Breakfast on Pluto : photo, Cillian Murphy

Onze ans après son chef-d'oeuvre Entretien avec un Vampire, Breakfast on Pluto, un petit bijou glamour méconnu sur fond de guerre civile irlandaise.

Des ouvriers de construction tout de blue-jeans vêtus, nichés comme des rouges-gorges sur un échafaudage grisâtre. Les accords glam rock et le timbre haut perché du chanteur des Rubettes entonnent gaiement son titre iconique Sugar Baby Love. Au milieu des IPN et autres cylindres en acier se détachent une silhouette élégante, penchée sur un berceau, et des boucles blondes coiffées d'un couvre-chef aussi fuchsia que sa longue jupe fluide. Jusque-là, rien de bien surprenant.

Puis soudain, la caméra se rapproche de son personnage, et découvre non pas une Nicole Kidman ou une Charlize Theron, mais Cillian Murphy, alors plus connu du grand public pour avoir tenu le rôle principal de l'excellent 28 jours plus tard, et prêté ses traits à l'Épouvantail de Batman Begins.

Adapté du roman homonyme de l'auteur irlandais Patrick McCabe, Breakfast on Pluto retrace ainsi le parcours initiatique d'une jeune femme transgenre déterminée à retrouver sa mère biologique malgré la violence du conflit nord-irlandais. Guerre civile et interrogations identitaires s'entremêlent dans ce récit faussement enjoué, quoique résolument glamour, multipliant allègrement les métaphores au fil des chapitres. 

 

Breakfast on Pluto : photo, Cillian MurphyPersonne ne "découvre" sa sexualité ; il suffit de voir Cillian Murphy une première fois et le reste se fait naturellement

 

Le chat beauté

On en conviendra, l'idée d'adapter le roman de McCabe ne se présentait pas d'office comme évidente. Réputé auprès de son lectorat pour son humour acerbe, son amour de l'absurde, la marginalité revendiquée de ses personnages et les contextes bien souvent difficiles au sein desquels il aime dérouler ses diverses intrigues, le romancier irlandais n'est nullement étranger à la controverse. 

Ce constat à l'esprit, il n'y a donc rien de bien étonnant à ce que son Breakfast on Pluto ait autant divisé que ses autres oeuvres ; avec sa structure atypique, ses thématiques sciemment impudentes pour l'époque et le mélange assumé d'éléments mêlant fantasie et fiction historique, le récit de Patrick/Patricia Braden, a.k.a Kitten (Pussy, dans le livre original) n'a pas exactement fait l'unanimité lors de sa parution en 1998.

 

Breakfast on Pluto : photo, Cillian MurphyLa perfection n'existe p—

 

De fait, porter à l'écran ce roman subversif nécessitait de faire appel à un.e cinéaste familier.e du genre ; et qui de mieux pour magnifier les traits outrageusement androgynes de Cillian Murphy que Neil Jordan, artiste irlandais fier de son héritage et incontestablement adepte des personnages hors norme " pour la morale en vigueur, voire quelques fois, tout simplement condamnables.

Il n'y a qu'à voir la délicatesse avec laquelle il dépeint une relation incestueuse entre une mère et son fils dans son film L'Étrangère en 1991, ou encore sa mise en scène équivoque du désir que nourrissent aussi bien Lestat que Claudia, alors éternellement prisonnière d'un corps prépubescent, pour Louis dans son adaptation d'Entretien avec un Vampire en 1994. Ses tendances à aborder le conflit nord-irlandais sans le moindre détour (notamment à travers son thriller romantique The Crying Game) achèvent ainsi de confirmer Neil Jordan comme le candidat idéal pour mettre en images la complexité du roman original et de son personnage truculent.

 

Breakfast on Pluto : photo, Cillian Murphy, Laurence KinlanManif contre la réforme des retraites 

 

Plus encore que par sa figure de tête mémorable, Breakfast on Pluto se caractérise par sa construction bouleversant moult conventions — aussi bien aux départements littéraires que cinématographiques. Outre sa structure divisée en 36 parties, lesquelles sont présentées au spectateur par une surimpression fort kitsch de chapitres sur l'image, le recours à la voix off en introduction du film, ainsi que l'analepse autour de laquelle se construit le schéma narratif rapprochent délibérément le film d'un conte de fées dont le personnage ferait patiemment la lecture.

Mais que ces prémices fantasques ne trompent pas le spectateur ; en dépit d'une esthétique résolument camp et d'une protagoniste à l'optimisme inébranlable, le film de Neil Jordan n'a rien d'une heureuse fable pour enfants. Loin des histoires édulcorées narrées le soir venu à de tendres chérubins, Breakfast on Pluto se rapproche davantage de leurs versions originales, autrement plus lugubres. Si Kitten a tout d'un alias mystique destiné à protéger Patrick/Patricia des aléas du quotidien, le personnage ne sera pas moins victime d'une pléthore d'assauts, abus, désillusions, et autres joyeusetés peu recommandables pour autant.

 

Breakfast on Pluto : photo, Cillian MurphyConséquences des joyeusetés peu recommandables en question

 

Du film dans sa globalité se dégage alors une profonde dichotomie entre les thématiques abordées par le récit et le traitement avec lequel Neil Jordan les aborde. Dans un bal à donner le tournis alternent alors tragédie et comédie, insouciance et pessimisme, bienveillance et cruauté, tolérance et sectarisme. Interrogé dans sa démarche paradoxale à l'occasion d'un entretien accordé à IndieWire en novembre 2005, le cinéaste avait alors confié :

"J'ai vu ce film comme une histoire qui, au vu de son matériau d'origine, avait tout pour, et aurait dû être, un énième tragique récit irlandais. Sans l'incroyable optimisme du personnage central, Breakfast on Pluto aurait été une véritable tragédie. Mais la résilience de ce personnage et son innocence à toute épreuve donnent lieu à une sorte de comédie. Kitten est inflexible, elle veut faire de toute cette histoire un joyeux conte de fées. Et c'est une belle idée."

 

Breakfast on Pluto : photo, Cillian MurphyPetit Chaperon rouge

 

Trauma baby love

Effectivement, avec un matériau original pareil, difficile pour Neil Jordan d'aboutir à un long-métrage brillant de légèreté. Et à vrai dire, en dépit du caractère baroque par lequel se caractérise le personnage principal, Breakfast on Pluto est un vaste concentré de traumatismes divers, lesquels sont déployés sans relâche les uns après les autres face au spectateur 128 minutes durant.

La sexualité et le genre confus de Kitten — est-ielle non-binaire ? Transgenre ? Bisexuel.le ? Le flou persiste. On notera malgré tout que dans le roman de McCabe, le personnage use de pronoms féminins comme masculins, et multiplie les relations sexuelles aussi bien avec les hommes que les femmes — positionne fatalement ce.tte dernièr.e comme la cible facile d'un déversement sempiternel de haine et d'ignorance.

Transidentité et féminité performatives mises à part, le contexte sociopolitique au sein duquel celui-ci évolue est si fragile qu'il est difficile à Kitten de trouver un semblant d'équilibre auquel se raccrocher. En un sens, il aisé de percevoir combien la dualité du personnage fait écho à la division d'une Irlande déchirée entre unionisme et nationalisme ; il en va de même pour les assauts répétés dont souffre Kitten tout au long de son périple et de ses multiples rencontres, lesquels peuvent de fait être compris par le spectateur comme parallèles aux actions des groupes armés républicains de l'IRA.

 

Breakfast on Pluto : photo, Cillian MurphyCertains lecteurs face à l'écriture inclusive

 

De ce conflit déroulé en toile de fond découle inévitablement une violence diffuse que Neil Jordan ne rechigne nullement à représenter frontalement. Il va sans dire que Breakfast on Pluto ne joue absolument pas dans la même cour que certaines franchises à gros bras aussi décérébrées qu'abrutissantes telles que Fast & FuriousExpendables et autres John Wick. Cela ne signifie pas pour autant que le film ne figure pas son lot d'explosions, de trafics d'armes, d'exécutions, et de toute la pléthore de dommages collatéraux que cela implique inévitablement.

Les "Troubles" (appellation alternative du conflit en question) qui ont sévi de la fin des années 60 jusqu'aux années 2000 ont comme triste particularité de s'être ancrés dans l'ensemble des systèmes à une époque profondément charnière de la société irlandaise — religieux, civiques, politiques, militaires, ou encore ethniques. Mais en essence, la véritable plaie ouverte à l'occasion de cette crise nationale repose avant tout entre modernité et traditionalisme. 

  

Breakfast on Pluto : photo, Cillian Murphy"Mes yeux sont plus hauts, mon père"

 

Si l'Irlande peut être considérée comme un personnage en soi selon les différentes lectures possibles du film, l'intrigue n'en demeure pas moins centrée autour de Kitten, laequelle figure justement cette opposition entre son éducation catholique et les frasques non conformistes de son adolescence.

Ce n'est d'ailleurs pas franchement chercher midi à quatorze heures que de rapprocher le désir obsessionnel de Patrick/Patricia d'être accepté.e par son prochain en dépit de sa dualité, d'une volonté illusoire de réunification des "deux" Irlandes du Nord. Après tout, la démarche n'a rien d'inédit, et le cinéaste Wong Kar Wai, pour n'en citer qu'un, s'était déjà bien appliqué à figurer la relation difficile entre Hong Kong et la Chine par le prisme des deux amants d'Happy Together

 Breakfast on Pluto : photo, Cillian Murphy, Gavin FridayDe l'art de se jeter dans les bras du premier venu

 

Troisième sexe

En dépit de ces multiples représentations et segments narratifs antagonistes, Neil Jordan prend soin de ne prendre aucun parti dans sa mise en scène, et épargne au film toute forme de manichéisme simpliste, aussi bien politique que personnel. Chacun des personnages est ainsi traité avec la même forme de sympathie et d'humanité en dépit de ses défauts. Rares sont ceux à être dépeints comme foncièrement mauvais, et qu'il s'agisse de militants de la République irlandaise, des forces de sécurité de l'État britannique, ou même des agresseurs les plus impétueux de Kitten, tous sont régulièrement exposés selon plusieurs lumières. 

L'amant fournisseur d'armes pour l'IRA inspire ainsi une certaine empathie tant ce dernier apparaît pathétique. L'un des policiers responsables du age à tabac de Kitten après qu'ielle soit suspecté.e d'avoir placé une bombe dans un bar finit par éprouver une certaine tendresse pour ce.tte derniè.re, et l'empêchera même de se prostituer illégalement plus tard dans le récit (l'alternative du peep-show n'est pas franchement bien meilleure, mais elle a le mérite de prodiguer une certaine sécurité au personnage).

Même le prêtre auquel Liam Neeson prête ses traits, double figure paternelle par son statut au sein de l'Église catholique et de père clandestin renié par Kitten, finit par obtenir une forme de rédemption auprès de cellui-ci. 

 

Breakfast on Pluto : photo, Cillian Murphy, Liam NeesonLe comble du daddy issue

 

Tout cela est peut-être moins dû à une certaine bonté inhérente à tous qu'à Kitten ielle-même, laequelle est présenté.e d'office comme un.e narrateur.ice peu fiable par le cinéaste. Après tout, le personnage prévient son audience dès les premières lignes du film : "Peu de gens ont ce qu'il faut pour entendre le récit de Patrick Braden, a.k.a Saint Kitten, qui a été modèle, le visage illuminé par les flashs des appareils photo alors qu'elle criait : Photographiez-moi sous mon meilleur profil". Certes, cette séquence de "paparazzi" a bel et bien eu lieu, mais les circonstances n'avaient rien d'un quelconque défilé de mode. De fait, les évènements gaiement contés par le personnage ne sont qu'une histoire, inspirés de faits réels, manipulés à la guise de son auteur.e. 

Le principe de dualité autour duquel s'articule le film se conçoit donc selon bien des échelles, non seulement narratives, mais également visuelles. Au climat sinistre au sein duquel prend place le récit se heurte ainsi le charme à toute épreuve de son personnage central, lequel déteint ostensiblement sur l'esthétique élaborée par Neil Jordan. Les costumes hauts en couleur de Kitten contrastent ainsi avec les vêtements mornes des groupes armés républicains, tandis que ses tendances à la fantaisie donnent lieu à une culture visuelle digne des mélodrames de Todd Haynes et Douglas Sirk.

 

Breakfast on Pluto : photo, Cillian MurphyPalme de la scène la plus émouvante du film

 

Du reste, il aurait été bien malavisé pour un film jouant la carte de l'ambivalence d'une scène à l'autre de se conclure sur une note dépourvue de tout double sens. Aussi, la fin de Breafkast on Pluto ne se départ pas d'une certaine ambiguïté, et se refuse même à proposer à son récit une véritable résolution. Si l'esquisse d'un happy end a brièvement pu être entrevue par le spectateur, celui-ci aurait été imprudent de ne pas y percevoir dans l'ombre une menace sous-jacente.

Que Kitten renonce à nouer un semblant de lien auprès de sa mère biologique pour mieux faire la paix avec son père est une bien belle chose, et le spectateur y trouvera bien sûr une forme de réconfort après avoir assisté aux malheureuses péripéties du personnage. Néanmoins, tant qu'il y aura des partisans traditionalistes réfractaires à toute notion de changement et de progrès, cette réconciliation inespérée ainsi que la formation subséquente d'un nouveau noyau familial atypique ne seront nullement exemptes de conséquences. Ainsi, il n'en faudra pas beaucoup plus pour que quelques individus anonymes décident de mettre le feu à l'église où réside la petite famille.

 

Breakfast on Pluto : photo, Ruth Negga, Liam Neeson, Cillian MurphyModern family

 

Traditionnellement, les contes de fées s'achèvent sur une morale quelconque. Le Petit Chaperon Rouge enseigne aux enfants qu'il n'est pas bon d'être trop crédule, et qu'il s'agirait de faire régulièrement évaluer sa vision, au risque de confondre un canidé avec sa tendre mamie. La Belle et la Bête démontre que tant qu'un homme est riche, son faciès disgracieux ne lui portera nullement préjudice auprès de ses dames, tandis que Cendrillon confirme qu'aucun homme ne saurait reconnaître une femme dès lors qu'elle change de coupe de cheveux. 

Le fait est néanmoins que sous ses allures de fable romantique, Breakfast on Pluto ne propose ni moralité, ni précepte quelconque. S'il fallait toutefois retirer une leçon du film de Neil Jordan — autre que la capacité de Cillian Murphy à remporter n'importe quel concours de beauté si l'envie lui prenait —, c'est que la vie vient comme elle vient, et qu'il ne reste guère aux individus que le loisir de s'y adapter comme ils le peuvent. Kitten se répond alors d'une entité paradoxale, sans sexe, idéologie, ni contrainte, unissant dans un même corps la somme de tous les possibles, simultanément chaos et harmonie.

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