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Fourmiz vs 1001 pattes : la première guerre entre DreamWorks et Disney

Par Lucas Jacqui
24 décembre 2022
MAJ : 24 mai 2024
Fourmiz : photp, Sharon Stone, Woody Allen

En 1998, Pixar.

Jeffrey Katzenberg, un ex-producteur de Disney décidé à faire tomber son ancien patron. Pour le titre de deuxième film d’animation 3D de l’Histoire du cinéma, le tout nouveau DreamWorks et le colosse Pixar/Disney vont se battre sur un même terrain, celui des fourmis.

Entre Tim Johnson, la première version du scénario date de 1991.

La situation est très inconfortable pour Spielberg, Geffen et Katzenberg. Leur jeune studio doit survivre face à la société de production mastodonte aux oreilles de souris tout en imposant au age son ton plus adulte et référencé. Fourmiz est un véritable pari pour DreamWorks, et va ouvrir les hostilités contre Disney-Pixar.

 

Fourmiz : photo, Sharon StoneSharon Stone dans Fourmiz

 

Fourmi rouge contre fourmi bleue

Lorsque la production de Fourmiz est lancée, le réalisateur de Toy Story John Lasseter l’ignore totalement. Pour preuve, lors d'une visite qu'il rend à son ami Jeffrey Katzenberg, il raconte avec enthousiasme l'intégralité du projet 1001 pattes. Katzenberg est surtout inquiet par une information : la date de sortie de 1001 pattes. Car au même moment, le studio prépare son premier long-métrage, en animation traditionnelle, Le Prince d'Égypte. Logiquement, Katzenberg veut éviter à son film sur Moïse d'être face à un projet Disney évidemment plus fédérateur.

Si cette guerre est froide au début, elle se réchauffe très vite, car pour Katzenberg, elle est personnelle. Le co-fondateur de DreamWorks entre dans une forme de croisade contre son ancien employeur, le PDG de Disney, Michael Eisner, qui l'a poussé à prendre la porte quand il cherchait à avoir la place de numéro 2 de la société. Katzenberg a mal digéré le fait d'être écarté, lui qui a permis le partenariat entre Disney et Pixar, en plus d'avoir sacrément aidé Toy Story à voir le jour. La rancune est donc tenace pour le producteur décidé à s'en prendre à ce qu'il a contribué à créer.

 

Fourmiz : photo, Woody Allen, Sharon Stone"Tu étais fourmidable, j'étais fourminable."

 

Ainsi, le début de la rivalité entre DreamWorks et Pixar/Disney débute officieusement. Lasseter fait notamment l'amère découverte du sujet du dessin animé de DreamWorks : les fourmis. Le coup est dur et encore maintenant le réalisateur le voit comme une trahison, affirmant que son ancien ami savait pour le projet insectoïde de Pixar avant qu'il ne lance la production de Fourmiz. L’ultime coup de poignard pour Lasseter, c'est quand il apprend que Katzenberg est en négociation avec Pacific Digital Images (PDI), le studio d'effets spéciaux et d'animation responsable de Fourmiz, pour que leur film sorte avant 1001 pattes.

Le livre biographique Steve Jobs de Walter Isaacson rapporte que Jeffrey Katzenberg a fait une offre à Pixar. 1001 pattes a été décalé pour laisser au Prince d’Égypte un peu de vie au box-office, en échange de quoi Fourmiz devait être repoussé, voire annulé. Steve Jobs qualifie cette tentative d’extorsion, tandis que Katzenberg la dément. Finalement, Fourmiz est changé de date pour arriver dans les cinémas... six semaines avant 1001 pattes. Le réalisateur Eric Darnell a expliqué au micro du vidéaste Gorkab la raison de cette nouvelle fenêtre de sortie :

"Si nous ne sortions pas [le film] avant eux, tout ce qu'on aurait été, c'est comparé à eux. Le seul moyen de nous révéler, et d'être jugés sur le travail accompli avec équité, c'était de faire ce qu'on pouvait pour arriver à le sortir avant eux."

 

Fourmiz : photo, Woody AllenEmployé de DreamWorks au milieu des chamailleries entre studios

 

manhattanz

Fourmiz et 1001 pattes parlent tous deux d'insectes et d'indépendance, mais affichent énormément de différences. Le projet de DreamWorks puise ses inspirations du côté de Metropolis de Fritz Lang et de Brazil de Terry Gilliam selon le co-réalisateur Tim Johnson. Thématiquement, les similitudes sont évidentes. Fourmiz est une satire de la société et du totalitarisme au sein d'une fourmilière grouillante où l'individu se perd dans la masse – l'ultime plan sur New York symbolise l'intention du film.

Les fourmis sont dans un système qu’elles pensent être le seul viable. S'y opposer, c'est allé à l’encontre de leur nature. L'acte collectif, plus que l'individualisme, apporte la liberté. Cette fable marxiste s'adresse aux plus grands avant tout, à l'inverse du public visé par Disney.

Cette cible d'audience plus âgée explique le choix de Woody Allen pour doubler Z, le héros. Le personnage, lâche, égoïste et dépressif, est écrit comme un protagoniste des films d'Allen, et l'ouverture du film en pleine confession de Z à un psychologue pose d'entrée de jeu cette intention. Les dialogues ne s'encombrent donc pas d'être compris par des enfants, ou cherchent en permanence à développer un second niveau de lecture.

À un Allen perdu dans ce film pour enfants si adulte, Johnson prend l'exemple des Simpsons, dont les références peuvent échapper aux plus jeunes. Et voilà comment on se retrouve avec des allusions aux fantasmes d'une fourmi, à la danse de Pulp Fiction, ou à des combats à l'ambiance Starship Troopers. Le réalisateur de Match Point est allé jusqu'à improviser durant le doublage, à l'image de ce "oui" initialement prévu en réponse à l'invitation de danse de Bala, que Allen a remplacé par un "absolument", donnant à Z ce côté névrosé propre aux héros des fictions du réalisateur new-yorkais.

 

Fourmiz : photo, Woody Allen, Danny Glover, Danny GloverFourmital Jacket

 

Avec cette volonté de faire un film de dialogues plus que d'action (à l'inverse de 1001 pattes), DreamWorks a eu besoin d'une technologie d'animation améliorée. Toy Story avait des jouets aux visages plutôt figés, DreamWorks veut des fourmis expressives. Ainsi, PDI, dont l'exercice du film en images de synthèse est une première, a développé son propre logiciel d'animation aux airs de tableur Excel posé sur une timeline de montage. Pour l'anecdote, c'est en lisant la presse que John Lasseter a appris que DreamWorks s'est engagé dans la voie de l’animation 3D, ajoutant un point à la liste des éléments sur lesquels les deux longs-métrages ont être comparés.

Le directeur technique, Dick Walsh, a donc créé un nouveau système reproduisant les muscles faciaux. Ainsi, joues, yeux et nez se sont mis à fonctionner de pair, plutôt que de nécessiter des aniamtions indépendantes. Nommé Facial Animation System, cette prouesse technologique a permis à Walsh d'avoir un Academy Technical Achievement Award en 2003, et d'offrir des personnages aux expressions bluffantes, qui imitent la personnalité de leurs doubleurs, plutôt que de reprendre les visages des stars – qui comptent entre autres Gene Hackman, Danny Glover, Christopher Walken, Sylvester Stallone et Sharon Stone.

Fourmiz a ainsi marié l’acting du cinéma en prises de vues réelles avec l’animation 3D. Une alliance réussie, permise par une innovation incroyable pour l'industrie de l'époque. Cette audace a payé puisque Fourmiz s'est différencié dans un marché bondé de films à l’animation traditionnelle (ses seuls équivalents dans ces années-là étant Toy Story et 1001 pattes). Puisque ses fourmis à têtes humanoïdes n'ont plus grand-chose à voir avec l'aspect cartoon de celles de Pixar, cela a épargné un peu plus encore la comparaison à son concurrent.

 

Fourmiz : photo, Woody Allen, Sylvester StalloneC'est un peu sa guerre

 

une fourmi qui a vu trop grand ?

Malgré tous les efforts alloués par DreamWorks, le studio peut difficilement tenir tête à l'institution-bulldozer qu'est Disney. Les six semaines d’avance de Fourmiz lui permettent de cumuler 17 millions de dollars lors de son premier week-end. Au box-office mondial, 171,8 millions de dollars sont réunis. En face, 1001 pattes reçoit l’appui du matraquage publicitaire de la société aux grosses oreilles. Dr Pepper, Nestlé, et même General Motors mettent en avant le deuxième film de Pixar. Pour McDonald's, de nouvelles scènes sont même réalisées, chose inédite à l'époque se vante Brett Dicker, l'homme à la tête du service promotion de Disney dans un entretien avec le Los Angeles Times.

Au final, les fourmis rouges à six pattes de DreamWorks ne peuvent tenir face aux fourmis bleues à quatre membres de Disney, puisqu'à son week-end d'ouverture, 1001 pattes a réuni 33,3 millions de dollars. Au niveau monde, le box-office est de 363 millions de dollars. Côté budget, 1001 pattes avoisine les 120 millions de dollars, contre une estimation entre 42 et 105 millions pour Fourmiz. En apparence, c'est un échec pour DreamWorks, mais sa réussite n'est pas dans les chiffres.

 

Fourmiz : photo, Woody Allen"On n'a pas fait ça pour rien, hein ?"

 

Les critiques ont plébiscité la maturité et l'humour du film, des éléments sur lesquels le studio n'a cessé de compter pour se démarquer de la concurrence. En plus de ça, l’expérience Fourmiz a été formatrice pour les équipes créatives. Les logiciels développés ont été utilisés plusieurs années durant, puisque même Dragons (2010) a été conçu sur le même système que celui de Fourmiz. Tim Johnson, le co-réalisateur, a été aux commandes de Sinbad : La Légende des Sept Mers (2003) et Nos voisins, les hommes (2006), et a produit Dragons et Abominable (2019), le tout pour DreamWorks. Son co-réalisateur, Eric Darnell, est à l'initiative de Madagascar et de ses suites, l'une des licences à succès du studio.

Le véritable tour de force, et crochet dans l'arête nasale à Mickey, est arrivé trois ans après Fourmiz. En 2001, un ogre détestable et vert a débarqué et imposé la société de Spielberg, Geffen et Katzenberg comme un concurrent sérieux à Pixar : Shrek. Succès critique et commercial, le long-métrage a surtout permis à DreamWorks de ramener à la maison le premier Oscar du meilleur film d'animation, en compétition contre le film de créatures terrifiantes de Pixar, Monstres & Cie. Disney a quasi systématiquement empoché les autres (à quelques rares exceptions), mais l'histoire retiendra que le premier Oscar de la catégorie a été gagné par DreamWorks.

 

Fourmiz : photo, Woody Allen, Sharon StoneDanse de la victoire chez DreamWorks


Après Shrek, DreamWorks a eu suffisamment de billes pour jouer contre Disney. Fourmiz contre 1001 pattes n'a été que la première guerre. D'autres ont suivis, telles que Nemo (2003) et Gang de requins (2004), ou La Vie sauvage (2006) face à Madagascar (2005). Dans ce dernier duel, DreamWorks est même parvenu à écarter de la course Disney. La Vie sauvage a été un échec financier, artistique et a été reçu négativement (en plus d'être tombé dans l'oubli depuis). À côté, Madagascar a engrangé quantité de spin-offs, suites et produits dérivés.

En 2007, DreamWorks est retourné aux insectes à faciès humains avec Bee movie - drôle d'abeille. Cette fois, le bide a été retentissant, et le long-métrage a vite disparu des mémoires. Au moment de la sortie de Fourmiz, une suite à l'aventure de Z a été envisagée pour du direct-to-video, toujours développée par PDI, mais les années ont eu raison du projet. Finalement, c'est peut-être mieux ainsi. Fourmiz garde de fait son caractère spécial de premier soldat de DreamWorks destiné à ouvrir la marche, et envoyé au casse-mandibule pour affronter vaillamment le gros termite de Disney.

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Marvelleux
Marvelleux
il y a 2 années

Une préférence pour Dreamwork ! Même j’apprécie les deux films quand même

Prisonnier
Prisonnier
il y a 2 années

La VF de fourmiz est une des meilleures pour moi. La musique du film est top, le scénario est top. Vrai que ça a du vieillir mais quel kiffe

Roxy
Roxy
il y a 2 années

Revu Fourmiz récemment. Tellement noir et adulte pour un film « tout public » ! Même s’il n’a jamais été très joli visuellement, je trouve que c’est un des meilleurs films de Dreamworks. Mention spéciale au héros parano et « complotiste » que personne ne prend au sérieux avant l’inondation finale. Excellent.