Films

My Blueberry Nights : le doux rêve américain de Wong Kar-Wai

Par Geoffrey Fouillet
2 octobre 2022
MAJ : 21 mai 2024
My Blueberry Nights : photo, Jude Law, Norah Jones

Le grand amour exige parfois de faire de grands détours, comme en témoigne Wong Kar-Wai aux États-Unis.

Dans la galaxie du cinéma hongkongais, Wong Kar-Wai fait sans doute figure d'outsider. Quand ses compatriotes John Woo, Tsui Hark ou Johnnie To préfèrent bander les muscles et multiplier les gunfights, le réalisateur de In the Mood for Love et Chungking Express s'intéresse avant tout aux élans du cœur, adoptant un tempo radicalement opposé. Alors que l'on croyait la ville de Hong Kong indissociable de la poésie de ses films, My Blueberry Nights vient prouver que les paysages américains lui vont tout aussi bien.

Pour son premier film en langue anglaise, Wong Kar-Wai fait appel à l'un des meilleurs chefs opérateurs en activité, Darius Khondji, qui remplace l'habituel collaborateur du cinéaste, Christopher Doyle, un autre grand nom de la profession. Côté casting, il réussit à rassembler un parterre de stars exceptionnel, incluant Norah Jones pour incarner le rôle principal. Une première pour l'artiste, encore jamais apparue au cinéma.

Présenté en ouverture au Festival de Cannes en 2007, le film ne séduit pas outre mesure, la presse anglophone étant probablement, ironie du sort, la plus sévère à son encontre. Certains esprits chagrins s'accordent même à dire à sa sortie qu'il s'agit du long-métrage le plus mineur de la carrière du réalisateur. Dans ces conditions, on pose la question qui fâche (ou pas) : et s'ils avaient tort ?

 

My Blueberry Nights : photo, Jude Law, Norah JonesCes deux-là étaient faits pour se rencontrer

 

MES NUITS SAVEUR MYRTILLE

Dès les premiers plans sur les rames du métro aérien new-yorkais, Wong Kar-Wai rend honneur à l'autre surnom de la Big Apple : "la ville qui ne dort jamais". C'est au cœur de cette effervescence, dans un café bondé, que l'on fait la connaissance d'Elizabeth (Norah Jones), simple cliente, et de Jeremy (Jude Law), serveur au sein de l'établissement. Tous deux prennent alors l'habitude de se voir, soir après soir, la jeune femme cherchant surtout un moyen d'occuper ses longues nuits d'insomnie après avoir découvert l'infidélité de son petit ami.

Fidèle au style feutré qui a forgé sa renommée, le cinéaste enferme ses personnages à l'intérieur d'une petite bulle d'intimité, circonscrite aux baies vitrées du café, avec en son centre ce comptoir servant de erelle entre Elizabeth et Jeremy. Un espace quotidien qui revêt tout à coup un caractère onirique grâce aux talents d'esthète de Wong Kar-Wai. Entre l'éclairage au néon, la playlist soul & folk (le merveilleux morceau The Greatest de Cat Power, qui joue aussi un petit rôle dans le film) et les plans tournés en huit images par seconde, qui donnent cette sensation de ralenti saccadé, tout conspire à reproduire à l'écran l'état de conscience embrumé de l'héroïne.

 

My Blueberry Nights : photo, Norah JonesLa dévoreuse de tartes aux myrtilles

 

Si la nourriture agissait déjà comme le catalyseur du sentiment amoureux dans In the Mood for Love, il en va de même ici, puisque Elizabeth jette assez vite son dévolu sur les tartes aux myrtilles que lui propose Jeremy. Un penchant pour la gourmandise que le générique de début mettait déjà copieusement en avant, via une suite de très gros plans sur une part de tarte et une boule de glace à la vanille servie avec. Un leitmotiv visuel qui reviendra de manière sporadique, notamment à la toute fin où la glace fond et s'assimile au reste des ingrédients. Faut-il y voir pour autant une métaphore de l'alchimie romantique entre les deux protagonistes ? Sans doute.

On constate aussi rapidement que la palette chromatique déployée par le chef opérateur, bien aidé par le travail du chef décorateur, William Chang, autre collaborateur régulier du réalisateur, repose sur différentes nuances de violet, du rose fuchsia au pourpre, jusqu'au rouge magenta. Et nul besoin d'être spécialiste en la matière. Que ce soit via un vêtement, une lumière ou un quelconque élément du décor, chaque photogramme du film semble teinté de cette couleur, symbolique des fameuses myrtilles dont raffole l'héroïne et que l'on retrouve bien sûr dans le titre My Blueberry Nights.

 

My Blueberry Nights : photo, Jude LawCoup de blues et coup de foudre vont de pair

 

AU PAYS DE L'ONCLE SAM

Désireux d'explorer les États-Unis de fond en comble ou presque (après tout, le tournage n'a duré que sept semaines), Wong Kar-Wai quitte le tohu-bohu new-yorkais au bout d'une vingtaine de minutes, et pose sa caméra à Memphis, puis Las Vegas, en même temps que son héroïne y pose successivement ses valises. Mais plutôt que d'ouvrir les perspectives à la faveur des vastes étendues du Sud et de l'Ouest américain, le réalisateur reste cohérent avec ce qu'il a mis en place en amont, continuant de filmer Elizabeth dans des intérieurs la plupart du temps.

Devenue à son tour serveuse, la jeune femme est à présent de l'autre côté du comptoir, mais à des milliers de kilomètres de Jeremy. Ce périple, elle l'a voulu, pour mettre de l'ordre dans sa vie et surtout se réconcilier avec elle-même. Cette introspection du personnage se traduit alors par un dispositif évoquant un journal intime. Outre les panneaux, qui ont valeur de chapitres, signalant le nombre de jours écoulés et la distance parcourue depuis son départ, on a droit à plusieurs séquences où la jeune femme relate ses aventures en voix off alors qu'elle s'adresse à Jeremy par écrit. Une belle façon de cre la psyché de l'héroïne tout en illustrant son éloignement géographique.

 

My Blueberry Nights : photo, Rachel Weisz"Moi, je m'appelle Lolita"

 

Comme tout récit initiatique qui se respecte, My Blueberry Nights amène son personnage principal à rencontrer sur sa route de parfaits inconnus, eux aussi en quête d'absolu. La très jolie idée du film consiste à faire endosser à Elizabeth le rôle de confidente et d'adjuvante pour ses interlocuteurs, quand bien même elle entend accomplir sa propre reconstruction. Et si elle ne parvient pas à épauler et sauver tous ceux qu'elle croise, son rapport au monde évolue toujours positivement à leur . "On attend parfois des autres qu'ils nous servent de miroirs, nous disent qui on est", confesse-t-elle au terme de son voyage.

Chaque personnage qu'elle rencontre incarne par ailleurs une figure archétypale du cinéma américain. On a Arnie (David Strathairn), le policier alcoolique, mais aussi Sue Lynne (Rachel Weisz), l'épouse volage, et enfin Leslie (Natalie Portman), la "flambeuse". Tous ont une addiction qu'ils tentent de guérir ou de satisfaire. À travers eux, le cinéaste dresse le portrait d'une Amérique rongée par la peur de la solitude, d'où une propension à les isoler de leur environnement en accentuant le flou en arrière-plan, ou à vider progressivement les lieux qu'ils traversent.

 

My Blueberry Nights : photo, Norah Jones, Natalie PortmanAvant de rentrer, il faut rouler sa bosse

 

TROIS CENTS JOURS À T'ATTENDRE

"Dans ce film, les hommes restent sur place et prennent leur mal en patience, ce que font plus souvent au cinéma les personnages féminins. Il y a donc une inversion (…) et c'est ce qui arrive aussi dans la vie", racontait Wong Kar-Wai lors d'une interview accordée au média Movieweb, à l'époque de la sortie de My Blueberry Nights. C'est en cela également que l'on reconnaît l'élégance suprême du cinéaste, soucieux d'octroyer une place significative à Jeremy et Arnie - les deux seules véritables figures masculines de l'intrigue - alors qu'ils sont majoritairement ifs.

Au fond, ils ne sont pas moins entreprenants ni téméraires que ces femmes aventurières. Leur héroïsme viendrait même de leur capacité, certes fragile pour Arnie, à attendre le retour de celles qu'ils aiment. Et dans le cas de Jeremy, il lui faudra patienter trois cents jours avant de retrouver Elizabeth. Ce qui l'honore d'autant plus, c'est d'être toujours d'humeur égale, et à ce compte-là, Jude Law apporte à son personnage une gouaille et un panache très précieux, évitant de jouer sur un registre trop taciturne, comme le prévoyait pourtant le scénario initialement.

 

My Blueberry Nights : photo, Norah JonesElizabeth (se) réfléchit

 

De toutes les idées que compte My Blueberry Nights, il en est une qui encapsule à merveille la dimension tragique du récit, celle d'associer chaque choix déterminant à une porte qu'on s'autorise à ouvrir ou non. Quand Elizabeth quitte New York vers le début du film, elle n'ose pas franchir le seuil du café pour en avertir Jeremy. Une situation déclinée plusieurs fois durant le long-métrage, qui fait aussi écho à un autre motif, celui de la clé qu'on abandonne derrière soi, censée justement déverrouiller cette porte laissée fermée. Le symbole pourrait être appuyé, mais son exécution, elle, est de toute beauté.

Alors que certains tics de mise en scène pouvaient apparaître comme de simples effets de style, à commencer par ces plans réalisés à travers des surfaces vitrées, on se plaît à réévaluer leur valeur dramaturgique à l'aune de cette seule analogie. Ouvrir une porte devient ainsi un moyen d'effacer la frontière entre le fantasme et la réalité, et c'est ce à quoi va finalement aboutir l'héroïne, après avoir appris à moins se méfier des autres et à se faire davantage confiance.

 

My Blueberry Nights : photo, Jude Law, Norah JonesÉlu couple de l'année

 

À l'arrivée, My Blueberry Nights n'est pas seulement une parenthèse enchantée pour Wong Kar-Wai, mais bel et bien un condensé éclatant de toutes ses obsessions. Et si le charme opère, c'est aussi grâce à Norah Jones, véritable révélation ici. On ne remerciera jamais assez le cinéaste de l'avoir choisie pour ce rôle, comme on ne le remerciera jamais assez d'avoir tenté l'aventure américaine avec autant de brio.

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alshamanaac
alshamanaac
il y a 2 années

J’aime beaucoup WKW, et pour avoir vu toute sa filmo, je confirme quand même que Blueberry est a rangé dans la catégorie de ses films mineurs… un peu resucé de Chungking Express dans sa mise en forme. Avis purement subjectif et basé sur mes souvenirs en salle car pas revu depuis sa sortie ciné 😉