Quand Samuel Fuller réalise Beethoven. C'est l'heure de prendre une grosse claque.
N'en déplaise aux plus inquiets des commentateurs, le cinéma et à fortiori le cinéma américain, n'a pas attendu les années 2010 pour se questionner sur le racisme. En témoigne un des derniers films de Samuel Fuller, Dressé pour tuer, adapté en 1982 d'un texte sulfureux de Romain Gary, qui s'empare avec une puissance rare du sujet, et le traite avec une audace formelle et thématique aussi rare que troublante.
Hier comme aujourd'hui, le sujet était aussi grave que source d'emportements. En effet, malgré une réussite cinématographique indiscutable, le long-métrage du maître est longtemps demeuré invisible dans son pays d'origine, après avoir été carrément privé de sortie par son distributeur. Alors que son héritage demeure vif et que quantité de créateurs y font encore référence, jusqu'à White God (référence au titre original de Fuller, White Dog), il était urgent de se replonger sur ce long-métrage.
Un compagnon corrompu
HISTOIRE DE LA VIOLENCE
Julie est une aspirante comédienne, vivant à Los Angeles. Un beau jour, elle découvre un magnifique chien errant, qui ne tarde pas à se révéler un précieux compagnon. Mais le canidé complice n'est pas seulement un animal marqué par des temps difficiles. Après une série d'agressions plus terribles les unes que les autres, l'actrice doit se rendre à l'évidence : le chien a été dressé pour attaquer, et attaquer les noirs. Désespérant de réussir à inverser ce terrible processus de dressage, elle se tourne vers Carruthers, propriétaire d'un abri, lequel sert aussi de lieu de dressage pour les nombreux animaux que requiert l'industrie hollywoodienne.
Julie y découvre une horreur qu'elle ne soupçonnait pas. Son chien n'est pas simplement un chien d'attaque dressé par quelque fou furieux inconséquent. C'est un "white dog", programmé depuis sa naissance pour être le prolongement animal du programme du Klu klux klan. Au sein de l'établissement de Carruthers, un dresseur noir prend cette question particulièrement à coeur, s'étant juré parvenir à "guérir" un white dog. Commence alors un processus rien moins qu'incertain.
Rantanplan s'énerve
Dernier film américain de Samuel Fuller et expérience particulièrement douloureuse pour lui (il s'exilera après sa sortie avortée pour l'Europe), Dressé pour tuer impressionne en cela qu'il condense tout le savoir-faire d'un artiste au parcours exceptionnel. Devenu à 17 ans le plus jeune chef de rubrique de l'histoire du Sun de San Diego, il s'y consacre aux affaires criminelles, ce qui lui permet de voyager notamment dans le sud des Etats-Unis. Il écrit en parallèle des nouvelles, puis collabore à divers scénarios et parvient au cours des années 30 à publier ses premiers romans dans diverses publications accueillant des pulps.
Puis vient la Seconde Guerre Mondiale. Enrôlé dans l'infanterie, il fait partie d'une escouade légendaire, la Big Red Red One, qui inspirera son film éponyme. Il porte les armes, mais il y officie aussi en tant que reporter de guerre. C'est peu dire que lorsque le conflit prend fin, Samuel Fuller a de la matière en tête pour quantité de fictions. Tournant J'ai tué Jesse James, son premier long-métrage, dès 1949, pour ne plus s'arrêter de filmer jusqu'à sa mort, le vétéran sera l'acteur et le témoin des phénoménaux progrès techniques du 7e Art au cours des décennies qui suivront. Mû par le désir de décrire les mécaniques de la violence et de décortiquer les rouages de l'exclusion, il met toute la force de son engagement et les tours de conteur qu'il a faits sien dans Dressé pour Tuer.
HAINE EN NOIR ET BLANC
Regarder Dressé pour tuer, c'est retrouver presque à chaque scène les effets de constructions qui ont bâti la réussite du metteur en scène à travers les années. Depuis qu'il est é derrière la caméra, Fuller s'est penché sur des personnages contaminés par la violence autant que victimes d'elle. C'est en premier lieu ce qui va fonder la grammaire du film (et aller à l'encontre des souhaits de ses producteurs). Loin d'emballer un "Dents de la mer avec un chien" comme le fantasment les exécutifs de la Paramount, il traite le canidé au centre de son récit avec empathie. C'est bien sûr dû à son faible budget, qui ne lui permet pas d'utiliser des animaux d'attaques dressés dans ce sens et très couteux, mais aussi une question de cohérence globale.
En effet, le réalisateur veut traiter le racisme par allégorie, mais certainement pas avec hauteur ou en se drapant dans une quelconque froideur théorique. Il tient justement à capturer le terrible paradoxe de cet animal, intrinsèquement social, voire bon, mais programmé pour déclencher sur les femmes et les hommes noirs une violence aveugle. Le canevas émotionnel n'en est que plus fort. L'émotion, justement, c'est la puissance première du film, qui s'avère d'une frontalité étonnante, transformant toutes ses confrontations en faisceaux émotionnels aveuglants.
Avoir du chien
Même lors de séquences à priori simples, programmatiques et dialoguées, comme la première rencontre entre Julie et Carruthers, Fuller déploie une technicité narrative hors du commun. Il transforme un artefact de mise en scène qui était déjà perçu comme vieillot (pour ne pas dire ringard) à l'époque, à savoir un mélange de travelling et de zoom, pour nous accrocher au regard du vieux dresseur d'animaux. Dès lors, la figure de Carruthers se brouille, alors qu'il s'apprête à livrer, telle une funèbre pythie, une terrible prédiction : on ne peut pas dédresser un chien d'attaque.
Après quoi, Fuller va simultanément resserrer les plans qui composent son champ/contrechamp, tout en décalant légèrement son découpage. Impossible de savoir exactement si les deux personnages sont face à face. Il va plusieurs fois de ce dispositif, malaisant, inquiétant, pour nous montrer comment chacun est dès cette scène déjà enfermé dans son propre système.
Par conséquent, quand quelques secondes plus tard le chien commet une énième attaque, l'espace s'ouvre, la mise en scène prend du champ, alors que protagonistes et spectateur font la découverte de l'homme qui se proposera de sauver ce chien corrompu par l'homme.
Un gros canin ?
FILMÉ POUR SOUFFRIR
Sans cynisme ni tonalité professorale, le cinéaste déroule son récit, jusqu'à son ultime confrontation, alors que le dernier dresseur de la bête, lui-même noir, s'enferme avec lui, ainsi que Julie et Carruthers dans une gigantesque cage, pour constater le salut ou la perte de la bête. Avec une articulation de ralentis impressionnants, doublés par de légers panneaux qui révèlent finalement le message terrible du long-métrage, à savoir qu'un être rompu à la violence raciste n'est pas "sauvable", mais ne pourra plus que rediriger sa violence vers une cible nouvelle.
C'est ce qu'illustre la conclusion, glaçante, qui nous laissera à la manière du white dog, étendu dans la poussière, agonisant. Si le visionnage du film est limpide et que son message ne souffre d'aucune ambiguïté, il n'en était pas de même en 1982. En effet, la genèse tout entière du projet prit des airs de chemin de croix, au point de le rendre invisible au public américain, en dépit de la réussite de sa mise en scène ou de la force de son message politique.
Une arme de haine massive
En 1975, la Paramount acquiert les droits de White Dog, texte autobiographique signé Romain Gary. Si les prémices du roman sont identiques à ceux de son adaptation, le récit prend un tour bien différent, puisque le dresseur qui s'attache à ce chien programmé pour attaquer les noirs décide de le reconfigurer... afin de le faire attaquer les blancs. Nul besoin d'être expert en polémique pour comprendre que le souhait d'adapter la chose inquiète plusieurs associations de défense des minorités.
Et c'est bien logique, puisque le roman autobiographique de Gary ne se veut pas simplement un récit de vie, mais une critique du traitement subi par sa compagne, Jean Seberg. Militante des droits civiques et proche d'organisation comme les Black Panthers, elle dut faire face à une campagne de calomnie médiatique ainsi qu'une pression démesurée de la part des services fédéraux de l'État américain. Autant de situations qui se retrouvent en filigrane dans l'oeuvre originelle, et que plusieurs associations redoutent de voir détournée pour aboutir à un long-métrage raciste, ou à tout le moins une critique peu subtile de l'activisme noir américain.
Amis ou ennemis ?
AU BOUT DE L'HORREUR
Quant à l'embauche de Roman Polanski, elle n'est pas non plus pour les rassurer, et quand les déboires judiciaires du réalisateur le rattrapent et l'éloignent finalement du projet, la pression autour du film est à son comble et ne retombera plus, tant et si bien que le studio décidera finalement de l'abandonner une fois terminé, ne le distribuant même pas sur le sol américain.
Et quand Dressé pour tuer a été projeté dans d'autres territoires, sa réception a été pour le moins frileuse. On lui a reproché son style ultra-affirmé, quand on ne lui a pas fait le procès de verser trop ouvertement dans la métaphore. Le propos du long-métrage est également critiqué, certains estimant qu'il désigne le racisme comme un fait individuel, plutôt que comme une problématique collective. Une scène indique pourtant clairement le contraire, et c'est peut-être une des plus angoissantes du film.
Julie découvre en sortant de chez elle un sympathique grand-père accompagné de ses deux petites filles, qui nous apparaissent à la faveur d'un zoom compensé qui leur fera littéralement dévorer tout l'espace du cadre. Le trio s'enquiert du sort du chien de pépé, fraîchement enfui. Car oui, le créateur du white dog, l'homme qui a transformé son compagnon en arme mortelle et raciste, c'est ce petit vieux affable et souriant. Et Fuller, en une séquence irrespirable, d'illustrer avec tout son brio de cinéaste, la radioactive virale et l'innocente banalité du mal.
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Magnifique.
Vu au ciné Art et Essais de ma ville il y a quelques années, soirée unique avec présentation et débat, un grand moment de cinéma. Je repense souvent à certaines scènes du film, au fait que l’on a beau se battre pour changer les mentalités (chien élevé à des fins racistes et extrêmes), rien n’y fait. L’alliance entre la jeune femme blanche et le dresseur noir, leur obstination, sont d’une puissance rare.
J’imagine si un jour un remake de ce film sort, vu la mentalité actuelle…
A Indy75:
« Un film qui va à l’essentiel que j’ai découvert il y a quelques années seulement. Rien à jeter dans ces 90 minutes. Chef d’œuvre pour ma part. »
Oui c’est ça aussi la beauté du film, de Fuller et de la grande série B en général, sa durée raisonnable…encore plus précieuse à notre époque où tant de films s’épanchent laborieusement sur 2h30-3heures! Ici Fuller fonce, va à l »essentiel, pas de longs dialogues explicatifs, de discours moralisateur ou consensuel, tout e par la mise en scène…c’est juste irable.
Un film qui va à l’essentiel que j’ai découvert il y a quelques années seulement. Rien à jeter dans ces 90 minutes. Chef d’œuvre pour ma part.
Vu sur Paramount channel ce American History X en mode canigou , j’ai pas trop kiffé.
Je me rends compte que je n’ai jamais vu ce film.
A corriger rapidement !
Le genre de film qui secoue et marque longtemps. Qu’un aussi bel animal puisse être utilisé comme une arme de haine c’est aussi cruel qu’abject. Le KKK et consœur , la connerie humaine a l’état pure.
Un certain cinéma qui se fait de plus en plus rare de nos jours, ou alors n’est-ce qu’une impression …
Découvert sur Canal + à la fin des années 80…une énorme claque!!
Un grand film, tellement triste et douloureux, d’une puissance émotionnelle terrassante…les images de Fuller et la musique de Morricone sont inoubliables…un film indispensable. L’absence de Blu Ray/Dvd français est très regrettable, d’autant plus que le film était ressorti restauré en salle il y a quelques années dans une copie impeccable (puis ensuite diffusé sur Arte).