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Phone Game : le huis-clos qui réinvente le thriller hitchcockien moderne ?

Par Gaël Delachapelle
2 novembre 2021
MAJ : 21 mai 2024
Phone Game : Affiche

Colin Farrell.

L'œuvre de feu Joel Schumacher aura été aussi dense que chaotique, oscillant sans cesse entre purs morceaux de bravoure (8mm, Chute Libre) et nanars colorés (Batman ForeverBatman & Robin). Mais en 2003, le cinéma de Schumacher entrait clairement dans une nouvelle ère avec Phone Game. Un huis clos moderne qui assouvit l’un des fantasmes les plus connus du grand Alfred Hitchcock, à savoir un thriller entièrement tourné dans une cabine téléphonique, où Colin Farrell devient la proie de Jack Bauer qui menace de le tuer au bout du fil.

Un pitch simple et efficace pour un film résolument moderne, avec un tournage qui en fait encore aujourd'hui une anomalie à part entière dans le paysage hollywoodien des années 2000. Le tout servi par la mise en scène virtuose de son réalisateur, qui réinvente tout simplement le thriller hitchcockien moderne dans l'un de ses meilleurs films depuis Chute Libre.

 

photo, Colin Farrell"Ecran Large, s'il vous plaît, me tirez pas dessus !"

 

Fenêtre sur Cabine

Avant de devenir un film de Joel Schumacher, Phone Game est un projet de longue date qui germait dans la tête de son scénariste, Larry Cohen, depuis ses discussions avec Alfred Hitchcock dans les années 60. Une idée dont il exposa les grandes lignes au maître du suspense alors qu’il n’était à l’époque qu’un petit scénariste de la télévision américaine, ayant œuvré notamment pour des séries telles que Le Fugitif, Les Accusés, ou encore Columbo.

En effet, le fantasme d’Hitchcock de réaliser un huis clos dans une cabine téléphonique est aujourd’hui bien connu, et plusieurs projets ont déjà tenté de transposer cette idée sur grand écran. L’excellent thriller danois The Guilty en est l'exemple le plus récent, qui vient tout juste d’être remaké par le réalisateur américain Antoine Fuqua sur Netflix.

Mais dans les années 60, le projet de Larry Cohen et Alfred Hitchcock n’a pas abouti, les deux hommes ne trouvant pas l’élément scénaristique qui justifierait la présence du personnage principal tout au long du film dans une cabine téléphonique. L’idée de Phone Game est donc restée dans un tiroir pendant plusieurs années, durant lesquelles Larry Cohen s'est tourné vers la réalisation, avec notamment Le monstre est vivant en 1974.

 

photo, Jakob CedergrenLe dernier (brillant) coup de téléphone hitchcockien en date 

 

Ce n’est qu’à la fin des années 90 que le scénariste est finalement revenu à son idée initiale, rédigeant le scénario trois ans avant la mise en chantier du long-métrage. Une initiative probablement motivée par l’évolution technologique de la téléphonie mobile, qui rendait le concept de ce huis clos bien plus excitant que dans les années 60. C’est alors que le réalisateur Joel Schumacher s’est intéressé au projet, après un petit retour contrasté avec son thriller 8mm, suite à l’échec commercial et critique de son Batman & Robin, dont il s'est difficilement remis.

Après avoir été engagé comme réalisateur, Schumacher a finalement quitté le projet pour tourner Personne n’est parfait(e), tandis que Michael Bay était envisagé pour le remplacer. Mais le réalisateur de Bad Boys voulait un peu trop modifier le scénario de Larry Cohen à son goût, probablement pour en faire un pur film d'action (avec des explosions et des mouvements circulaires autour de la cabine). Le projet ayant pris beaucoup de retard, Joel Schumacher est revenu aux commandes, insistant notamment auprès des producteurs pour caster Colin Farrell dans le rôle principal. Un jeune acteur qu’il avait déjà dirigé et révélé à l'époque dans son thriller militaire Tigerland, sorti en 2000.

Avant l'engagement de Kiefer Sutherland dans la peau du sniper invisible (dont il s’agit de la quatrième collaboration avec Schumacher, après Génération perdue, L’Expérience interdite et Le Droit de tuer ?), le rôle fut proposé à un expert en la matière, à savoir Roger L. Jackson. Un spécialiste de la création de voix, connu notamment pour celle de Ghostface dans la saga Scream. Une anecdote qui laisse imaginer des dialogues plutôt savoureux.

 

photo, Colin Farrell"Stu, quel est ton film d'horreur préféré ?"

 

Snake Eyes

Si Phone Game reste encore aujourd’hui un thriller moderne, c'est en grande partie grâce à ses conditions de tournage, qui en font un cas assez unique dans le paysage hollywoodien de l'époque. Au milieu de Los Angeles, les équipes techniques du film ont mis quatre jours à construire son décor unique, en maquillant une partie de la 5e rue en une authentique rue de New York, avec son aspect crade et sordide (à l’image de la boîte de strip-tease, qui joue un rôle majeur dans l’intrigue).

Sur seulement 12 jours, Joel Schumacher décide de tourner Phone Game dans l’ordre chronologique. Les évènements se déroulent quasiment en temps réel, avec des figurants qui n’ont pas lu le scénario de Larry Cohen, transformant instantanément le tournage en spectacle médiatique, avec des réactions on ne peut plus spontanées durant les rebondissements du film.

Pour optimiser le temps de tournage, les pauses repas sont remplacées par des French hours, afin d’avoir des journées continues où la caméra ne s’arrête pratiquement jamais. Schumacher tourne avec quatre caméras en simultané, chacune étant braquée sur l'un des quatre comédiens présents dans le champ (Colin Farrell, Forest Whitaker, Katie Holmes et Radha Mitchell), tous équipés de discrètes oreillettes pour optimiser leurs interactions durant les dialogues. Tandis que de son côté, Kiefer Sutherland occupe littéralement tout l'espace sonore du métrage en voix off.

 

photo, Forest Whitaker, Radha MitchellLes oreillettes, c'est plus discret qu'un mégaphone

 

Avec cette technique, Joel Schumacher parvient à boucler les scènes à l’intérieur de la cabine en seulement 10 jours (les deux jours restants serviront à tourner les extérieurs). Une optimisation du temps qui se ressent à l'écran, tant l’esthétique et la narration de ce thriller hitchcockien transpirent un sentiment d’urgence lié à l’aspect "temps réel" du métrage. Une narration en temps réel brillamment retranscrite par le montage et son utilisation du split-screen. Un gimmick tombé en désuétude, qui fait son grand retour dans l’esthétique des séries télé américaines au début des années 2000, notamment dans 24h Chrono (ce qui a doit parler à ce bon vieux Kiefer).

Et à ce titre, Phone Game transcende clairement l’exercice, la direction d’acteurs filmés en simultané prenant tout son sens dans ces scènes. Notamment lorsque Schumacher parvient à capter un échange de regard entre Farrell et Whitaker, dont la spontanéité aurait été impossible à saisir dans des conditions de tournage dites "traditionnelles". Le montage de Phone Game a été pensé en amont - cela se ressent -  et probablement en grande partie sur le tournage. Mais surtout durant l’écriture de son scénario, dont les rebondissements fusent à grande vitesse, au sein de la densité de Manhattan.

La ville est un espace urbain bouillonnant sur le point d’imploser. La mise en scène nerveuse parvient à saisir l’énergie de ce décor, rythmée par le trafic des 12 millions d’habitants de New York, de ses 22 millions de téléphones et son milliard de communications par jour (comme l'illustre la tagline d'enfer présente sur les affiches). Le cinéaste filme la ville comme un flux, par exemple dans ce plan-séquence inaugural où la caméra la traverse pour arriver jusqu’à la cabine téléphonique, futur théâtre du jugement dernier de Stuart Shepard. Une symbolique un peu pompeuse, mais soulignée de manière assez ironique par le chant de gospel qui ouvre le métrage.

 

photo, Colin FarrellIl a l'air tellement aimable, n'est-ce pas ?

 

Le personnage du sniper est également mis en scène comme un dieu omniscient, dont la voix off résonne de manière omniprésente dans le mixage sonore d'un métrage dont il occupe toute la spatialisation. Tandis que les autres personnages, notamment dans les phases téléphoniques impliquant plusieurs opérateurs, sont répartis dans l’espace sonore en fonction de leur position dans le split-screen.

Des scènes où toute la maestria technique de Schumacher épouse la densité narrative d’un scénario irablement bien écrit et rythmé, à grand renfort de coups de théâtre, et d'un brillant MacGuffin (le pistolet) que n’aurait pas renié un certain Alfred Hitchcock. Ce n’est pas la première fois que Joel Schumacher parvient à saisir cette densité urbaine, puisqu’il le faisait déjà avec une grande maitrise dans Chute Libre, où il est aussi question d’un américain en proie au flux d’une ville.

Mais là où le personnage incarné par Michael Douglas se retrouvait propulsé dans une cavale à travers la ville de Los Angeles, tout le calvaire de Stu est contenu à l’intérieur d'un espace restreint, situé en plein Times Square. Une prise d’otage qui devient alors un spectacle médiatique à grande échelle, couvert par les médias et projeté sur les écrans du quartier. De la même manière que la mise en scène de Schumacher braque ses caméras sur les visages de ses protagonistes pour capter l’instant présent. Avec son montage épileptique plus proche d'un clip MTV et son esthétique ancrée dans l'ère du numérique, Phone Game devient alors un véritable show télé, dont nous sommes devenus des téléspectateurs.

 

photo, Colin Farrell"Souris, tu es filmé !" 

 

Le Voyeur

Présenté en avant-première au festival international du film de Toronto en 2002, Phone Game ne sort qu’en avril 2003 sur le sol américain, repoussé plusieurs fois pour ne pas coïncider avec l'actualité de deux snipers terrorisant la région de Washington. À sa sortie, il rencontre un énorme succès commercial, fortement aidé par son pitch et son concept novateur pour l'époque, où les cabines téléphoniques avaient encore une raison d'être.

Pourtant, le scénario de Phone Game pourrait déjà être jugé obsolète en plein avènement du téléphone portable, voire encore plus aujourd’hui. Au XXIe siècle, le scénario de Larry Cohen ne pourrait tout simplement pas exister. On retrouve également dans le métrage un côté prêchi-prêcha moralisateur propre à Schumacher (déjà présent dans 8mm et son final qui prêchait l'autojustice). Mais au fond, cet aspect représente ce que tous les spectateurs sont venus chercher en allant voir un film dans lequel le personnage principal se retrouve piégé dans une cabine téléphonique, avec un sniper au bout du fil qui l’oblige à dire ses quatre vérités.

Car si Phone Game marche toujours aussi bien aujourd’hui, malgré son concept devenu obsolète, c'est tout simplement parce que, comme avec 8mm, Joel Schumacher livre encore une fois une leçon de voyeurisme purement hitchcockienne. En jouant avec l’attente et le désir de son spectateur, qui n'attend qu'une seule chose ; voir Colin Farrell se prendre une balle dans la tête en direct sur toutes les chaînes de télé américaines.

 

photo, Kiefer SutherlandJack Bauer, toujours au mauvais endroit, au mauvais moment 

 

Mais au lieu de céder à cette facilité, Schumacher et Cohen préfèrent donner une bonne leçon à Stuart Shepard, qui risque de se souvenir très longtemps de cette journée, en se plaçant clairement du côté du sniper (d’où le côté moralisateur qu'on pourrait être tenté de reprocher au film). En effet, lorsque Stu sort enfin de la cabine avec le pistolet, il se prend une balle en caoutchouc, comme si ce long calvaire n’avait été qu’une mauvaise blague.

Lorsqu’il est dans l’ambulance, Jack Bauer avec des lunettes vient lui dire au revoir, lui rappelant au age que s’il venait à dévier du droit chemin à nouveau, il reviendrait lui rendre une petite visite. Une leçon qui, au-delà d’être un poil moralisatrice, doit surtout être assez frustrante pour son spectateur, qui aurait probablement voulu au fond que cela se termine autrement. "Ça ne se termine pas toujours aussi bien", comme le rappelle le capitaine Ramey à Stu, lorsque ce dernier comprend qu'il a pris une balle à blanc.

Un faux happy-end où Schumacher déjoue assez brillamment les attentes de son public pour le confronter à son propre voyeurisme, dressant au age un portrait assez pessimiste d'une Amérique accro au sensationnalisme, à l'aube de l'ère numérique et du tout connecté. Un film profondément politique, comme la plupart des meilleurs essais de son auteur (Chute LibreLe Droit de Tuer ?). Et à ce titre, Phone Game se place indéniablement dans le haut du panier de sa filmographie, où l'on peut également trouver 8mm, la suite spirituelle de Seven, avec Nicolas Cage dans l'enfer du snuff movie.

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Ethan
Ethan
il y a 3 années

Schumacher un as du volant

fallen Down
fallen Down
il y a 3 années

« Chute Libre  » de Schumacher est clairement un grand Film,je l’ai vu en son temps apres Cannes, un temps ou c’etait encore des films, pas des trucs de satanistes deg-enrés all in-clusives comme ala derniere anti palme ( ecoutez le discours de remerciement de la cineaste lol!)

Douglas c’était Le Joker bien avant Joaquin Phenix, le film avec Colin farell est tres efficace , j’ai decouvert la dedans la future petite amie de tom Cruise

Henry Jones Sr.
Henry Jones Sr.
il y a 3 années

Un film solide, un pur plaisir, c’est dommage que Schumacher se soit perdu sur la fin car il a réalisé quelques films exceptionnels, celui-ci en fait partie même si pas aussi marquant que Chute Libre…

Ray Peterson
Ray Peterson
il y a 3 années

On peut reprocher plein de trucs à Schumacher mais il a quand même réussi à révéler Colin Farrell dans son plutôt bon Tigerland. Quant à Phone Booth, c’est court dense avec une fin un poil moralisateur mais la réalisation est quand même pas mal foutu.

Pulsion73
Pulsion73
il y a 3 années

Il n’y a que Chute libre que j’ai vraimeny apprécié dans la filmographie de Joel Schumacher.

JR
JR
il y a 3 années

Moins de 90min bien montées.