Appropriations culturelles
La presse américaine a réservé un accueil très chaleureux à Sinners. Ce n’est pas surprenant : non seulement elle a toujours soutenu le réalisateur, au point de faire er le navet Black Panther pour un chef-d’œuvre politique et populaire (on ne s’en remet toujours pas), mais ce nouveau film correspond à son idée du blockbuster fantastique idéal. À savoir un slow-burner tourné en 70mm dont l’argument surnaturel est avant tout une métaphore sociale.
Et dans le genre, Sinners est effectivement de haute volée. Consacrant presque une heure à l’introduction de chacun de ses protagonistes, Coogler croque un Mississippi des années 1930 crépusculaire, où la ségrégation et le terrorisme du Ku Klux Klan pèsent sur une population entière. Techniquement convaincant, surtout quand il case dans le même plan deux Michael B. Jordan, il laisse ainsi l’espace aux comédiens – tous très bons – pour incarner chaque facette de la communauté, au cœur des enjeux. Une communauté qui va se rassembler quand deux frangins ex-gangsters décident de créer un club de blues.

La métaphore en question, elle, apparait clairement au cœur du film, lorsque la soirée d’inauguration bat son plein. Au gré d’un plan-séquence encore une fois assez virtuose, Coogler explicite, expose même, son sujet : la culture noire ée, présente et future, s’épanouissant justement dans la ferveur d’un club de blues paumé au beau milieu d’une région, d’un pays absolument raciste. La musique qui « attire le diable », c’est bien cette culture atypique, que la société blanche dominante aimerait bien accaparer.
Évidemment, quand les monstres débarquent, c’est pour littéralement vampiriser la musique noire, ceux qui en profitent et ceux qui en jouent. Heureusement, grâce à son rythme lancinant et au soin apporté à la caractérisation, le scénario densifie un peu le parallèle, ajoutant dans la mixture la religion catholique, déjà un joug américain, et les perspectives individuelles des personnages, dont la personnalité, les particularités et les contradictions ne sont pas pour autant éclipsées.

Vampire, vous avez dit vampire ?
Malin et nuancé dans sa description d’une guerre culturelle toujours d’actualité (y compris en ), Sinners est indéniablement bien écrit et mis en scène. Du moins jusqu’au moment de rentrer dans le lard de ses morts-vivants. C’est à vrai dire le gros défaut de la plupart des productions du même style : les antagonistes sont principalement des symboles, voire de simples outils au service d’une démonstration.
Non pas que les effets spéciaux soient ratés ni que le mythe soit sous-exploité. Au contraire, le cinéaste fait bon usage de son gros budget et parvient – si tant est que ce soit encore possible – à se réapproprier les codes surexploités du vampire. La nécessité d’une invitation pour rentrer dans une habitation, par exemple, est primordiale : les prédateurs qu’il met en scène ont besoin qu’on leur ouvre les portes pour gommer l’identité de ses proies.

En revanche, lorsque l’affrontement devient inévitable, il se contente d’un plan au ralenti et d’une séquence de chaos vite expédiée. Tout entier centré sur son propos et sa gigantesque métaphore, aussi pertinente soit-elle, Sinners est assez chiche en frissons. Ou plutôt, il n’a que faire de la baston pourtant annoncée, dans la grande tradition de l’horreur friquée, théorique et un peu snob, la seule capable de pénétrer les cérémonies de récompense et mettre d’accord la presse américaine.
Ce qu’il représente le mieux, c’est plutôt la musique. Tombant complètement à plat dans son dernier acte, Sinners comporte avant ça de véritables instants de grâce fantastiques, lorsqu’il se perd dans la sueur et l’extase du blues ou, plus marquant encore, dans une danse démoniaque qui envahit le cinémascope, avec en guise de fil rouge sang la superbe partition de Ludwig Göransson. À cet instant et à cet instant seulement, la viscéralité se mêle à l’allégorie politique, l’horreur se déploie complètement.

Rien que pour ça, le film oblitère les produits de franchises préfabriqués face auxquels il risque malheureusement de s’incliner au box-office. Car, malgré ses défauts, des blockbusters originaux de cette trempe, on ne va pas en voir beaucoup cette année.

« The eternal battle between good and evil, saint and sinners… but you’re still not having any FUN ! »
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Ça y est, Ryan Coogler est ouvertement en colère. De retour avec un long-métrage qui parle d’une Amérique envahie par la violence, la noirceur et l’amertume. Où les antihéros sont mis en avant, dans une histoire qui n’invente pas grand chose de nouveau, mais qui redistribue des éléments archi rebattus dans une configuration qui, elle, est inédite.
Il faut s’y faire, c’est maintenant comme ça que l’on peut créer des films originaux de nos jours, quitte à ce que ça soit un pari risqué – à moins de savoir susciter un bon bouche-à-oreille, ce qui est le cas de « Sinners ».
Film qui arbore le thème de la dualité, que Coogler a beaucoup utilisé par le é, mais de façon archétypale, comme de simples reflets (père et fils Creed, Wakandais et antagonistes). Il n’en a jamais fait grand chose, c’était que du très classique, aussi du déjà vu, mais au moins efficace…
Première dualité, on débute avec une introduction similaire à celle de « Black Panther », comportant la thèse, enfantine (un conte) et son antithèse (la gueule de bois)… pour mieux parler des raconteurs d’histoires, de leur pouvoir.
Puis pour la deuxième, Michael B. Jordan en jumeaux, performance subtile faisant appel aux facettes autoritaires Et orgueilleuses de l’acteur. Référence évidente aux frères Kray, et a bien d’autres personnages flippants juste parce qu’ils sont physiquement identiques – pas uniquement au cinéma, car pour Ryan Coogler la peur des vrais jumeaux remonte à sa propre famille.
Loin d’être un truc vaniteux et inutile pour l’acteur, ils sont là pour installer des individus qu’on peut considérer comme impressionnants dans la communauté noire des années 10 (leur jeunesse, avant de partir à la Guerre) et 30 (après des années à faire les hommes de main chez les gangsters de Chicago)…
En fin de compte, mieux vaut être de gros poissons dans une petite ville pour nos frères (leur retour signifie le début des problèmes – classique !). Lesquels ajoutent à leur dangerosité une complémentarité qui fait de Elijah « Smoke » le taiseux au sang froid (couleur bleue, casquette de Peaky Blinder), et de Elias « Stack » le baratineur au sang chaud (couleur rouge, chapeau de Pimp). Pas dans un rapport de dominant/dominé, le plus sérieux des deux s’étant défini comme le gardien de son frère… mais plus comme un seul esprit, qui serait disséminé dans deux individus.
Voilà une idée que Coogler va habilement relier à leurs futurs adversaires, dans un film qui part tout de même dans diverses directions (la légende du pacte diabolique du bluesman Robert Johnson, la punition pour ceux qui cèdent à la tentation)… qu’il peine à lier entre elles – même en ayant tous pouvoirs sur son œuvre, son montage final a pris du temps…
Il est composé de trois parties distinctes, le premier tiers assumant d’être un pur film historique, une « Belle Équipe » mais sur une unité de temps très courte (ça se montera et se démontera en une seule journée), où des personnages débrouillards veulent créer une guinguette qui serait aussi leur refuge, leur lupanar (ça transpire le sexe), loin des problèmes du quotidien… avant que ce beau rêve ne finisse dans la tragédie.
En une quarantaine de minutes, Coogler prend suffisamment son temps pour construire ses personnages à travers leurs réactions, leurs interactions souvent crues, et en parlant de leur é douloureux, quand tous se retrouvent avec des bagages émotionnels plus lourds. Les comédiens y sont tous épatants, que ce soit la toujours belle et impressionnante Wunmi Mosaku, la mutine et sexy Hailee Steinfeld, un Delroy Lindo goguenard mais pas dupe, et le candide Miles Caton…
Tout ça blindé de moyens pour que ça ait l’air beau et ample sur l’écran… au point de demander conseil à Nolan pour l’IMAX, d’ de détails historiques précis (la « monnaie » du coin) etc… et la photographie de Autumn Durald Arkapaw est bien jolie, tout en donnant l’impression d’être sous-exposée – les visages noirs qui deviennent comme des ombres, mais ça sert le film mine de rien.
Le Surnaturel plane en arrière fond dans cette partie très réaliste, seulement par évocation – ce qui rime aussi avec invocation. Elle e alors par les dialogues et la musique, diégétique ou non, de Ludwig Göransson ou non, traditionnelle ou mutante, pont entre les êtres et les époques… de sorte que la transition se fera naturellement avec ce qui va suivre…
Arrivé au deuxième tiers, un léger bond de quelques heures, introduisant l’antagoniste en chef, permet de faire progressivement évoluer l’histoire.
Le Fantastique et l’Horreur en huis clos commencent à débouler en même temps que d’autres groupes de personnes. L’un lié de manière ancestrale au pays, mais qui poursuivra son chemin sans se préoccuper de ce qui pourrait arriver.
Et un autre qui va se construire peu à peu à partir d’un seul individu, attiré par le pouvoir de conteur d’un musicien – La Fameuse Scène de transe, où un guitariste transcende les époques (Ryan Coogler y réussit ses plans-séquences mieux que dans ses autres films). Pas complétement une comédie musicale, les personnages ne se mettant pas tous à chanter le Blues pour exprimer leurs pensées et émotions…
Mais qu’on ne s’y trompe pas, la musique ne rassemble pas que les êtres sensibles à l’Art… elle attire aussi les profiteurs comme des mouches. On reconnaît là la paranoïa afro-américaine que Jordan Peele traite dans toutes ses œuvres :
Rassemblez un groupe homogène de personnes, et on peut alors se sentir en sécurité – mais ça reste illusoire (la scène du tricheur)…
Laissez entrer ceux qui ne font pas partie d’un groupe ethnique régulièrement harcelé, et là vous pouvez être sûrs que quelqu’un dans le monde aura une bonne excuse pour créer des problèmes.
Ce que nous raconte alors Ryan Coogler, ce sont ces communautés qui ne peuvent pas se mélanger entre elles, qui sont obligées de se méfier par instinct de survie. L’impossibilité du vivre ensemble…
Et dans le cas des intrus qui débarquent, nous sommes aussi dans une illusion, celle du groupe : il s’agit de vampires, il s’agit d’un meneur dont la communauté d’origine (irlandaise) a elle-même été oppressée… Mais ceux qu’ils rassemblent sous son égide ont beau venir d’horizons différents, ce sont leurs pensées qui forment un Tout homogène. Le dénommé Remmick (pervers Jack O’Connell) est Légion, un seul esprit qui serait disséminé dans plusieurs individus… donc métaphore évidente de l’appropriation d’une culture, pour la digérer au sein d’une autre (la scène où tous dansent le quadrille). Et re-Jordan Peele, mais sans parler spécifiquement des blancs, lesquels seront laissés de côté jusqu’à la fin…
Il faudra certes faire avec une caractérisation basique chez ces vampires, gardant seulement le folklore qui intéresse le plus Coogler, au point de créer des actes manqués. Par exemple, leur création se fait par contamination, pas par échange de sang… On ne les engendre pas, il suffit d’une morsure, et on comprend qu’en fonction de la gravité de la blessure ça devrait se er plus ou moins vite, un peu comme des morts-vivants. Ça plus l’ail, la sensibilité au soleil et on est dans une représentation dite « biologique », comme un prequel aux films de Blade.
Et dans le même temps, ces créatures sont soumises à l’interdiction de pénétrer un lieu habité sous réserve d’être invité – ce qui va générer par la suite les premières scènes vraiment comiques du film, à base de dialogues de sourds, d’embobinage digne d’une soirée en boîte de nuit (re-re-Jordan Peele).
Mais qui sous-entend aussi une origine mystique pour ces vampires. De quoi créer de faux espoirs lors d’une scène de « baptême » – ben zut, pas d’eau bénite ?…
De toute façon, arrivé au troisième tiers, « Sinners » a fini de jouer avec ses multiples références à John Carpenter, les frères Coen, Peele etc, et tombe dans le foutraque à la Robert Rodriguez (qui n’était pas bien loin). Tout le monde perd patience, tout se précipite, même si le film réussit le plus possible à éviter de faire de ces personnages des idiots tombant trop facilement dans la gueule du loup…
Il suffit qu’on menace une enfant pour que les hostilités soient ouvertement lancées, sans pitié, même pour les plus innocents. Sans non plus beaucoup de talent pour l’action, point faible régulier de Coogler une fois qu’on dée deux combattants à l’écran. Pas trop grave non plus, il s’agit d’un pugilat entre des durs à cuir bien humains, et des suceurs de sang qui n’ont que quelques heures de cuisson… normal si c’est bordélique…